Séquence 4 (Les Fleurs du Mal : Baudelaire et le "culte des images")

Cours destinés aux élèves de 1ES2 et de 1S1 du lycée Charles Deulin.

lundi, avril 10, 2006

Texte 4 : "A UNE MENDIANTE ROUSSE", pp. 128-130

Émile DEROY (Paris, 1820 - Paris, 1846), La petite mendiante rousse (vers 1843 - 1845). Tableau de petit format (H. : 0,46 m. ; L. : 0,38 m).
Ce portrait prestement brossé représente une petite chanteuse des rues qui se produisait à Paris dans les cafés des Champs-Élysées. Sa chevelure rousse et sa silhouette gracile inspirèrent aussi Théodore de Banville et Baudelaire, lequel lui consacra un poème des Fleurs du Mal.
Au même titre que « Les sept vieillards », « Les petites vieilles » ou encore « A une passante », « A une mendiante rousse » s’insère dans la section des Fleurs du Mal intitulée « Tableaux parisiens ». En fait de tableau, il s’agit en l’occurrence du portrait d’une jeune fille qu’a fréquenté Baudelaire dans les années 1840-1845. Contrairement à la célèbre « passante », la « mendiante rousse » est toute déguenillée, conformément à la situation du personnage réel qui a inspiré le poète.
Problématique :
Ce texte étant un poème de jeunesse, écrit à une époque où Baudelaire était en train d’acquérir une culture classique par la lecture d’auteurs des siècles passés, on pourra se demander s’il s’agit d’un poème moderne, d’autant que l’auteur s’appuie explicitement sur des modèles littéraires de la Renaissance et du XVIIe siècle.
I – Un pastiche plein d’archaïsmes : le jeu avec la tradition poétique
A – Les références à la Renaissance
Référence historique : les Valois dans la strophe 12 : allusion à la famille royale, symbole de gloire (cf. dédicace des Antiquités de Rome de Du Bellay au roi Henri II par ex.), de puissance politique et militaire, mais aussi de raffinement artistique (goût pour les arts : François Ier fait travailler des artistes italiens en France) et amoureux… (la strophe citée y fait clairement allusion, avec les « baisers », la rime « lits » / « lis »… cf. importance de la poésie amoureuse à la Renaissance, sur le modèle du Canzoniere de Pétrarque).
La « poète chétif » (v. 5) peut faire écho à un auteur comme Du Bellay, qui emploie souvent cet adjectif pour parler de lui-même dans les Regrets. Or, Baudelaire lit justement les poètes de la Pléiade dans les années 1840 (sur les recommandations du critique Sainte-Beuve, qui remet « au goût du jour » les poètes de la Renaissance).
En outre, la langue elle-même est volontiers archaïque dans certains vers : des mots comme « valetaille » et « déduit » paraissent décalés (« déduit » est déjà archaïque à la Renaissance : c’est de l’ancien français). La forme verbale [aller + participe présent] (vers 45 et 49), qui indique une action « en train de se faire », est elle-même archaïque. On pourrait aussi parler de la rime « mutins » / « lutins », qui paraît désuète, décalée chez Baudelaire. Enfin, l’ancien verbe « gueuser » signifie « mendier ».
B – L’éloge paradoxal de la gueuse
Le locuteur fait l’éloge d’une mendiante puisqu’il parle de sa « beauté » tout en soulignant son dénuement et sa pauvreté (première et dernière strophes) : c’est ce que l’on appelle un éloge paradoxal (noter la rime aux vers 3 et 4). Ce procédé pourrait paraître moderne… s’il n’avait déjà été utilisé deux siècles auparavant par des poètes baroques. Tristan L’Hermite a laissé un sonnet connu s’intitulant « La belle gueuse » :
Ô que d'appas en ce visage
Plein de jeunesse et de beauté,
Qui semble trahir son langage
Et démentir sa pauvreté !
Ce rare honneur des orphelines,
Couvert de ces mauvais habits,
Nous découvre des perles fines
Dans une boîte de rubis.
Ses yeux sont des saphirs qui brillent,
Et ses cheveux qui s'éparpillent
Font montre d'un riche trésor.
À quoi bon sa triste requête,
Si pour faire pleuvoir de l'or,
Elle n'a qu'à baisser la tête !
Il paraît donc évident que le texte de Baudelaire est au moins en partie un pastiche du sonnet de L’Hermite (cf. la même rime « beauté » / « pauvreté », la description des habits, ou les allusions à l’or, à aux pierres précieuses, à l’aspect brillant…).
— A vous de relever tout le vocabulaire de la beauté et de la pauvreté dans le poème…
C – Un modèle contemporain : Gautier
Baudelaire s’inspire donc d’auteurs de la Renaissance et du XVIIe siècle, mais il est avant tout un grand lecteur des poètes contemporains, parmi lesquels Hugo (à qui il dédie « Le cygne » dans les « Tableaux parisiens » — juste après la « Mendiante rousse ») et Gautier, à qui il dédie ses « fleurs maladives » de manière très grandiloquente (cf. p. 53). Or, la forme de la « Mendiante rousse » ressemble étrangement à celle de « L’art » de Gautier : 14 quatrains constitués de vers courts et irréguliers… Même si le poème de Gautier paraît en 1852 dans le recueil Emaux et Camées, on peut se demander si Baudelaire n’en a pas eu connaissance auparavant.
Quel serait l’intérêt de ce rapprochement entre les deux poètes ?
Gautier, poète parnassien, théoricien de l’Art pour l’art, préconise une rigueur dans le travail poétique, qui n’autorise aucune liberté : le poète s’impose des contraintes formelles strictes et travaille les mots comme le ferait un sculpteur taillant le marbre (cf. texte complémentaire). Ainsi, Baudelaire choisit une forme complexe : strophes composées d’heptamètres et de vers de quatre syllabes (retour très fréquent de la rime, les vers étant particulièrement courts, d’où une matière sonore très dense : musicalité du poème — donner qqs ex.).
II – Une muse typiquement baudelairienne
A – Une « muse malade »
Cf. sonnets VII et VIII dans « Spleen et idéal », pp. 65-66.
« Fleurs maladives », « muse malade », « jeune corps maladif » (vers 6, en harmonie avec un « poète chétif »)… « poète […] débraillé, maladif » dans « Le Tasse en prison »… La maladie est bel et bien une thématique baudelairienne récurrente. Chez Du Bellay, la muse s’enfuit du poète, elle lui devient étrangère (sonnet 6, p. 77 dans votre édition des Regrets : « Et les muses de moi, comme étranges, s’enfuient ») ; chez Baudelaire, une étape supplémentaire est franchie, avec des muses malades et vénales.
— Allusions à la relation charnelle dans le poème (éléments physiques évoquant la séduction, sous-entendus, etc.) : faites un relevé. Par ex., les vers 22-23 qui associe les « péchés » (le mal) aux « beaux seins, radieux / Comme des yeux » de la mendiante — on se souvient aussi de l’importance des yeux dans la poésie baudelairienne, cf. « Une martyre »).
Evidemment, on pourrait aussi parler des connotations de la rousseur (symbolise le diable…).
B – De l’être de chair à l’être imaginaire
A l’origine du poème : une jeune fille bien réelle, qui inspiré d’autres artistes, comme Emile Deroy (cf. tableau ci-dessus), Banville, ou Pierre Dupont (eh oui, c’est un poète — médiocre — ami de Baudelaire) qui a écrit « La joueuse de guitare » en référence à la même jeune fille.
Cependant, par les échos que cette mendiante rousse suscite dans l’ensemble du recueil, il paraît évident que l’intérêt du poème n’est pas simplement de rendre hommage à une personne qui a marqué des jeunes artistes fréquentant des lieux peu recommandés (cf. cadre urbain avec l'allusion ironique de la strophe 12)… Ainsi, l’être de chair (rappelons l’omniprésence de la sensualité et du registre érotique dans ce poème) devient, par l’écriture poétique, un être imaginaire, une « muse malade », en quelque sorte recréée par la volonté du poète (poète « chétif », mais néanmoins poète et véritable créateur). La créature prend forme dans le texte (cf. fin du commentaire de « Une martyre » : l’articulation créateur/créature) grâce à la volonté du poète, c’est-à-dire la puissance de son imagination. Les notions de « volonté » et d’« imagination » sont fondamentales dans l’esthétique baudelairienne : elles sont caractéristiques de ce qu’il appelle le génie et le tempérament (cf. texte compl. à ce sujet). Or, dans le premier poème des « Tableaux parisiens », « Paysage », le poète évoque justement sa « volonté » qui lui permet de créer tout un monde, alors même qu’il se trouve dans sa chambre, les volets fermés, sans regard sur le monde extérieur : de la même façon, la « mendiante rousse » est le fruit de « l’imagination créatrice » (expression que Baudelaire emploie dans ses Essais critiques) du poète.
Grâce à cela, on peut comprendre certaines tournures syntaxiques du poème, qui paraissent étranges : « Au lieu de… », « En place de… » (vers 13 et 17) indiquent que le poète substitue ce qu’il imagine à la réalité. Ensuite, il commence les strophes 6 et 7 par des subjonctifs à valeur injonctive : « Que des nœuds mal attachés / Dévoilent… », « Que pour te déshabiller / Tes bras se fassent prier… » (c’est bien l’expression de la volonté). C’est bien dans ces passages que le personnage réel devient personnage fictif, qui n’a d’existence que poétique…
C – La mendiante : une image de l’imperfection du poème baudelairien
La poésie de Baudelaire, d’une manière générale, est à l’image de cette mendiante : imparfaite, étrange, bancale, et belle à la fois. C’est dans ce paradoxe que l’on peut appréhender la modernité de Baudelaire, modernité qui s’affirme dès ces années de formation (rappelons que Baudelaire a une vingtaine d’années quand il rédige le poème).
On a déjà parlé des rapports entre Baudelaire et Gautier… Gautier emploie l’image du « cothurne étroit », qui renvoie aux contraintes formelles du poème… Cf. vers 11 dans « A une mendiante rousse ». Or Baudelaire préfère les « sabots » aux « cothurnes », c’est-à-dire, si l’on pense aux connotations, la lourdeur au raffinement. Dès lors, on peut se demander s’il ne parodie pas Gautier. Cela paraîtrait contradictoire, étant donné la dédicace des FDM, mais Baudelaire entretient toujours des rapports ambigus avec ses « maîtres » (il en est de même en ce qui concerne ses relations avec Hugo).
Ainsi, Baudelaire choisit certes une forme poétique contraignante, mais les contraintes qu’il s’impose ne rendent pas le poème beau au sens classique : c’est une beauté étrange, associée à la maladie, à des défauts que certains pourraient trouver repoussant (Cf., dans les Essais critiques : "Le beau a toujours quelque chose de bizarre"). A l’image des sabots, le poème de Baudelaire avance de manière quelque peu chaotique, maladroite (cf. association des vers pairs et impairs, utilisation de rimes uniquement masculines dans un poème qui fait l’éloge d’une femme qui imposerait plutôt des rimes féminines, plus douces).
Enfin, le poète est à l'image de son oeuvre : il n'a plus la noblesse des Anciens et traite la jeune fille avec désinvolture (strophe 13).

lundi, avril 03, 2006

Texte 3 : "UNE MARTYRE", pp. 159-161


Eugène Delacroix, La Mort de Sardanapale, 1827 (dimensions : H. : 3,92 m. ; L. : 4,96 m).
Trois questions préparatoires, auxquelles vous pouvez répondre d'ici jeudi :
1. Analyse de la forme du poème (strophes, vers, rimes, mais aussi disposition du texte sur la page).
2. Quel type de rapport entretient ce poème avec La Mort de Sardanapale de Delacroix ?
3. Analysez le titre (sens, connotations, rapport avec le poème).
Si vous vous sentez d'attaque, proposez, comme d'habitude : intro, plan, etc.
Problématisation :
Comme pour les deux premiers poèmes étudiés dans cette séquence, celui-ci est marqué par l’influence d’autres œuvres, picturales et littéraires (on parle d’intertextualité dans ce cas). Ces influences artistiques ne sont pas avouées explicitement par Baudelaire (le paratexte n’apporte aucune précision), mais on les retrouve aisément quand on connaît les goûts de Baudelaire en matière de peinture et de littérature. On peut ainsi en faire la liste :
- Mentionnons, pour l’oublier très vite, le sous-titre : « Dessin d’un maître inconnu » : c’est une façon pour le poète de masquer des références sans doute trop évidentes, trop faciles à repérer pour un lecteur contemporain (ce poème paraît dans la première édition des FDM, en 1857).
- Un récit de Théodore de Banville, Note romantique, met en scène un poète, Pierre Suzor (Pierre est le second prénom de Baudelaire), qui se rend chez une grande cantatrice. L’hôtesse étant absente, le poète s’installe dans le salon et compose « une ode sinistre dans laquelle il peignait une femme poignardée au milieu de ce décor raffiné et funèbre, arrangé à souhait pour le plaisir des yeux » (par ailleurs, un journaliste rapporte, dans le Figaro du 25 décembre 1864, une anecdote où Baudelaire se serait retrouvé dans une situation analogue : Baudelaire vint un jour s’installer chez la cantatrice Rosine Stoltz, dont il se disait amoureux, fuma six cigares, écrivit un poème et s’écria, quand la maîtresse des lieux rentra : « On ne peut donc plus travailler tranquillement chez soi ! »).
- Un roman d’Honoré de Balzac, La Fille aux yeux d’or (1835), qui a souvent inspiré Baudelaire, en particulier à cause de la description de Paris, considérée comme un enfer.
- Un tableau d’Eugène Delacroix, La Mort de Sardanapale (image ci-dessus), présenté au Salon de 1827-1828 et accueilli par le public sceptique comme une œuvre déconcertante et scandaleuse.
- Un drame de Lord Byron, Sardanapale (1821 ; traduit en France dès 1822), qui a d’abord influencé Delacroix.
- On pourrait même mentionner une cantate du compositeur romantique Hector Berlioz, qui lui permet d’avoir le grand prix de Rome en 1830. Cette cantate s’intitule Sardanapale (rappelons que la femme, dans le récit de Banville et dans l’anecdote relative à Baudelaire est précisément une cantatrice…).
Ainsi, les maîtres connus sont au moins au nombre de quatre. Ce sont tous des artistes romantiques, qui ont exercé leur talent dans des domaines différents : le roman, le théâtre, la peinture, la musique. Or, Baudelaire, on le sait, est un fin critique d’art, qui s’est intéressé de manière pointue à toutes ces formes d’expression, et qui, dans certains de ses poèmes, développe la théorie des « correspondances » entre les sens. Autrement dit, il cherche à trouver des équivalences entre la littérature, la peinture et la musique. Ainsi, il n’est pas étonnant que des œuvres aussi diverses que celles de Byron, Banville, Balzac, Delacroix ou Berlioz aient pu concourir à l’écriture d’ « Une martyre ».
La problématique en elle-même :
L’objet de cette lecture analytique consisterait donc à retrouver, dans ce poème, les diverses formes d’expression artistiques que sont la littérature, la peinture et la musique : comment l’écriture poétique de Baudelaire parvient-elle à mêler ces différents arts ?
De la problématique au plan :
(On pourra laisser la musique de côté dans le développement, l’influence de Berlioz sur Baudelaire n’étant pas avérée : les coïncidences relevées sont intéressantes, mais restent anecdotiques et n'ont pas d'incidence sur l'écriture du poème). En revanche, on développera successivement la mise en scène du poème (création d’un décor romantique bouleversé par l’apparition tragique d’un cadavre), l’aspect pictural notamment à travers les deux couleurs qui ressortent le plus : le rouge et l’or, et enfin la création poétique en elle-même, en essayant de caractériser la position du poète par rapport à la scène qu’il décrit et dans laquelle il finit par jouer lui-même un rôle.
Pour synthétiser :
I – L’aspect théâtral : un décor soigneusement mis en scène (théâtralisation)
II – L’aspect pictural : un tableau rouge et or
III – L’aspect poétique : un créateur (le locuteur/le poète) et une créature (la femme décapitée) équivoques
Développement :
I – Une tragédie soigneusement mise en scène
A – L’installation du décor
On parle communément du décor d’une scène, même dans un roman ou dans tout type de récit : cette métaphore théâtrale est tellement courante qu’on n’y prête guère attention. On peut parler, de manière plus neutre, d’un cadre spatial. Cependant, le terme même de décor, étymologiquement, peut retenir notre attention. En latin, « decus » signifie « ce qui convient, ce qui est séant, c à d bienséant ». Et, effectivement, dans les deux premières strophes, le locuteur, qui endosse le rôle d’un descripteur (celui qui décrit), plante un décor convenable, agréable, plaisant, raffiné, élégant, où chaque objet semble un signe de bon goût.
Relever les indices descriptifs (flacons, marbres, meubles, tableaux, etc.). Noter les pluriels, synonymes d’abondance des richesses, du luxe.
Cf. goût des belles choses chez Baudelaire (dandysme).
B – Une atmosphère sensuelle
Rien n’est explicite, mais le locuteur suggère la volupté : les « meubles voluptueux », ce sont les meubles qui appellent la caresse (à cause de leur raffinement, de leur beauté). Mais l’adjectif « voluptueux », mis en évidence à la rime, fait inévitablement penser aux caresses que se prodiguent les amants, puisque le descripteur mentionne des « robes » qui « traînent »… Il s’agit en outre d’un cadre intime, qui fait penser dès les premiers vers au boudoir ou à la chambre, comme le précise bientôt le vers 5. La comparaison de la tiédeur à l’atmosphère humide et moite d’une serre achève de faire de la pièce décrite le lieu d’une étreinte amoureuse réalisée ou à venir : l’air « dangereux et fatal » est celui du danger que courent certains amants entretenant une relation passionnelle mais interdite (thème cher à certains auteurs romantiques).
Baudelaire semble avoir repris à Balzac les deux thèmes récurrents dans l’incipit de La Fille aux yeux d’or : « le plaisir et l’or ». L’or d’un luxe raffiné et abondant ; le plaisir des sens (sensualité des parfums, des étoffes, et du décor qui flatte l’œil : odorat, toucher et vue). Plaisir des yeux pour le locuteur, mais aussi pour le lecteur qui se représente la pièce à mesure que la description progresse (reconstitution mentale du décor). Ce plaisir, chez le lecteur, tient sans doute aussi à la disposition particulière du texte, les quatrains paraissant « aérés » et rythmés en raison du retrait par rapport à la marge des vers pairs, et de l’alternance entre les alexandrins et les octosyllabes.
C – La dégradation progressive du décor
Le charme se rompt assez rapidement : le décor typiquement romantique et romanesque se dégrade d’abord par le biais des métaphores, à commencer par « l’air dangereux et fatal ». Au vers suivant, l’adjectif « mourants », la métaphore des « cercueils de verre », puis le « soupir final » contribuent à assombrir l’atmosphère : il ne s’agit finalement que de bouquets de fleurs fanées, mais les termes employés ont des connotations tragiques, et leur abondance signale l’imminence d’un drame.
(Remarque : les « bouquets mourants » représentent une nouvelle variante du titre Les Fleurs du Mal, qui est à la fois le titre du recueil, mais aussi le titre de la section du recueil dans laquelle s’insère « Une martyre »).
Au vers 9, le locuteur dramatise la description, d’autant que l’enchaînement du vers 8 au vers 9 peut s’interpréter comme le passage du sens figuré au sens propre, de l’image à la réalité, de la métaphore (plus exactement de la personnification) à l’horreur d’un corps décapité : le « soupir final » semble être celui de ce « cadavre sans tête », dont le sang est encore « rouge et vivant ».
Ainsi, le décor (étymologiquement : convenable, bienséant), devient malséant, et, pour tout dire, malsain. Il ne reste plus au poète qu’à dévoiler progressivement les détails cruels et sordides de la scène : il se comporte en véritable metteur en scène, qui joue sur les oppositions, les contrastes, qui choque volontairement, et qui use de tous les artifices rhétoriques et prosodiques pour susciter chez son lecteur des émotions fortes.
Ce cadre à la fois raffiné et funèbre a aussi quelque chose de purement pictural, dans la mesure où le descripteur procède comme un peintre qui voudrait créer des effets visuels.
II – Un tableau rouge et or
A – Une vision d’horreur
La réalité de la mort (criminelle) est évoquée avec brutalité. L’horreur se traduit par la sécheresse des termes employés au vers 9 (« un cadavre sans tête »), mais aussi par l’effet hyperbolique des verbes « épancher », « s’abreuver », et du substantif « pré » (lecture complémentaire : « La géante », p. 70, sonnet dans lequel le poète décrit la femme comme une géante qui s’étend « à travers la campagne »).
A la couleur dorée des deux premières strophes s’ajoute le rouge du sang : si Baudelaire précise que le « sang est « rouge », ce n’est pas pour informer un lecteur stupide, mais bien pour l’obliger à se représenter la scène en rouge : l’écriture et le choix précis du vocabulaire conditionnent la vision et les émotions du lecteur.
A l’horreur de la décapitation s’ajoutent des détails crus, d’autres notations sèches (cf. « tronc nu »), mais le comble de l’horreur est atteint au vers 45 : dans cette strophe, le poète suggère que l’ « époux », « l’homme vindicatif » a violé la femme après l’avoir décapitée. Il s’agit d’une question posée par le locuteur, mais les termes concordent : il est question du désir irrépressible de l’homme (« assouvir », « combler »), et de la passivité de la morte (« ta chair inerte et complaisante »), autrement dit du viol d’une morte, d’un acte de nécrophilie, déviance sexuelle des plus immorales, pour ne pas dire inhumaines (cf. procès de Baudelaire pour atteinte aux bonnes mœurs). On retrouve l’association traditionnelle d’Eros et Thanatos, mais dans un contexte tragique et épouvantable. Cette victime est bien la « martyre » d’un amour passionnel, violent, inhumain…
B – Le registre fantastique
Dans ce poème, le fantastique se nourrit d’une horreur poussée à son paroxysme, mais aussi d’images liées à des éléments typiques des romans gothiques du XVIIIe siècle ou à des images bizarres comme les affectionne Baudelaire (cf. tête coupée qui, « sur la table de nuit, comme une renoncule, repose » : l’image de la renoncule paraît incongrue, déplacée).
Plus spécifiquement, on relèvera les allusions au vampire dans la troisième strophe : « désaltéré », « s’abreuve », « avidité » + le « sang rouge et vivant ».
On notera aussi les images de la 9e strophe : « fêtes étranges » + 2 GNà la rime : « baisers infernaux » / « l’essaim des mauvais anges » (noter que la métaphore de l’essaim est employée dans « Sur Le Tasse en prison… » ; de même pour l’image de la « meute altérée des désirs », vers 43-44). Dans cette strophe (vers 33-36, on retrouve l’association d’Eros et Thanatos, avec des nuances sataniques, cf. l’oxymore « amour ténébreux » du vers 32, qui annonce le dvpt dans la strophe suivante = amour de/dans l’enfer = amour dans la mort…).
Enfin, il ne faudrait pas oublier l’allusion au personnage mythologique de Méduse aux vers 49-52 (je vous laisse développer, c’est facile…).
C – La dimension picturale
Le rouge et l’or sont les couleurs du luxe, de l’amour, de la mort et de l’enfer. Le poète compose ici un tableau d’un genre nouveau, qui introduit une dimension fantastique. Il parle d’abord, dans le sous-titre, d’un « dessin d’un maître inconnu », mais il est aisé d’identifier le maître qui l’a inspiré, celui qui est pour lui à la fois le plus grand des classiques et le plus grand des modernes : Delacroix. Trois indices, dans le poème, renvoient à la peinture :
- les « tableaux » qui s’intègrent harmonieusement dans le décor décrit au début du poème ;
- la « toile » mentionnée au vers 11, qui est bien entendu la toile de l’oreiller, mais aussi une allusion à la peinture (la toile désignant souvent, de manière métonymique, le tableau) ;
- le « grand portrait langoureux » au vers 30 ne manque pas d’évoquer, chez le lecteur qui connaît La mort de Sardanapale de Delacroix, la femme qui se tient, éplorée, au pied de son maître, offrant au spectateur son « tronc nu ».
Baudelaire n’a donc pas entrepris de décrire le tableau de Delacroix, ni même d’en faire un « compte-rendu poétique » : « Une martyre » est un poème marqué par l’influence du peintre, mais il semble que le tableau soit entré en concurrence avec d’autres représentations, d’autres lectures, d’autres expériences peut-être (cf. anecdote biographique dans la problématisation ci-dessus). Quoi qu’il en soit, l’atmosphère ambiguë du Sardanapale de Delacroix, mélange de luxe, de jouissance et de mort, est parfaitement rendue par le poème.
III – Un créateur et une créature équivoques
Quand on dit d’une chose ou d’une idée qu’elle est équivoque, cela signifie que l’on peut l’interpréter de diverses façons. Appliqué à une personne, l’adjectif « équivoque » prend des connotations négatives : il s’agit de quelqu’un dont la nature incertaine n'inspire pas confiance. C’est bien le cas dans ce poème, à la fois pour le poète, dont le regard scrutateur finit par paraître suspect, et pour la femme, dont le meurtre semble lié à une attitude et à des pratiques immorales.
A – La martyre : l’alliance de la beauté et du mal
L’expression « beauté fatale » (vers 23) est ambiguë : faut-il comprendre « belle femme morte », « beauté qui engendre la mort », « beauté qui provoque (au sens fort, c à d qui cherche, cf. les « yeux provocateurs » au vers 31) la mort » ?
Par cette alliance oxymorique de la beauté et de la mort, de la beauté et du crime, la « martyre » de Baudelaire, sacrifiée sur l’autel des pulsions les plus noires, illustre à sa façon le programme poétique inscrit dans le titre des Fleurs du Mal : elle est elle-même une fleur du mal, donc par nature équivoque (rappelons que dans le titre du recueil, le sens de la préposition « du » reste problématique).
Cette « martyre » fait penser aux « femmes damnées », qui justement suivent le poème étudié (p. 131).
Remarque : un autre poème porte ce titre, p. 192 + groupe des damnées dans « Don Juan aux enfers ».
La femme damnée est « impure » parce qu’elle a été souillée par son époux (vers 45-48), mais aussi parce que, du point de vue de la tradition biblique, toute femme est la représentante de la première des femmes, à savoir Eve, qui, tentée par le serpent, a mangé le fruit de l’arbre de la connaissance, bravant l’interdit divin. Le poème de Baudelaire (comme beaucoup d’autres) se fait l’écho de ce mythe, non seulement dans les allusions à la débauche, à des mœurs dépravées (vers 29-36), mais aussi dans la comparaison de la « taille fringante » à un « reptile irrité », et dans l’allusion mythologique à Méduse (les « tresses roides » ne manquent pas d’évoquer les serpents figés sur la tête de Méduse, après sa décapitation).
B – L’importance des yeux
Le poète parle d’abord des yeux de la morte : vers 19-20 (registre tragique, épouvante, effroi : commenter les termes).
Les yeux apparaissent ensuite, bizarrement, sous forme d’image : vers 27-28, l’œil de la « jarretière » permet de mêler différentes références : le mystère, la sensualité, le feu de la passion (« flambe », « darde »), le luxe et la pureté (« diamanté »). C’est en tout cas cet œil-là qui semble captiver le regard du poète, plus que le regard crépusculaire de la morte.
Pour le vers 31, le poète semble parler des « yeux provocateurs » d’un personnage représenté sur un tableau. Dans ce passage, la description devient très ambiguë : on se demande si le poète décrit la scène qu’il nous présente depuis la première strophe, ou si, dans cette scène, il décrit un élément du décor, à savoir un tableau qui traduirait la même atmosphère de luxure…
C – Le regard du locuteur
C’est donc le regard du locuteur qui est le plus problématique. Il se présente d’abord comme un descripteur attentif, soucieux du détail, habile dans sa mise en scène et dans la composition d’une harmonie picturale, capable d’équilibrer les tons de chair, de sang et d’or. Ce descripteur est initialement un témoin d’une scène à laquelle il ne prend pas part. Son regard analytique se porte successivement sur la « crinière sombre », le « tronc nu », un « bas rosâtre », une « jarretière », l’ « épaule », la « hanche », la « taille », proposant une vision fragmentée d’un corps que le lecteur a du mal à concevoir dans son entièreté, comme si la décapitation induisait un démembrement complet du reste du corps. Parallèlement à cette vision particulière du cadavre, la structure strophique rend compte d’une décomposition de la vision.
Remarque : enjambement entre les strophes 4 et 5 correspondant à l’idée d’une décapitation : rejet de la « tête » (au sens propre et au sens technique – un rejet étant une forme d’enjambement).
D’autre part le poète scrute le corps comme s’il était tout près de lui : attitude du médecin légiste… ou du fou, du maniaque… De fait, malgré la manifestation d’une certaine compassion (registre pathétique, vers 41), le poète apparaît tout aussi cruel que l’époux criminel, quand il saisit la tête pour l’interroger sur un ton violent, en l’apostrophant brutalement : « Réponds, cadavre impur ! ». Cette injonction traduit par une rupture énonciative un désordre de la raison inexplicable ; c’est le moment où le poème bascule dans une forme de cruauté particulière : le poète agit (verbes au présent) et commente simultanément son action (« te soulevant d’un bras fiévreux »).
Les deux questions (vers 45-52) restent sans réponse, si ce n’est une forme de morale, énoncée dans les deux dernières strophes, après un tiret indiquant l’éloignement formulé dans la locution « loin de… » reprise de manière anaphorique mais aussi une prise de distance par rapport à la violence des deux strophes précédentes. Cette morale contraste avec la tonalité de l’ensemble du poème, puisque le poète exprime l’idée d’une immortalité de l’amour, au-delà du crime et au-delà de la mort (au lieu de hanter l’époux criminel, l’âme de la défunte veillera sur lui).
Je vous laisse conclure !